Sentir, formuler, peindre, évoluer dans l’univers de l’art-thérapie

L’art comme passage entre le chaos intérieur et l’équilibre retrouvé.

Quand la création devient voie d'accès à la souffrance psychique

Il existe, dans le geste créateur, une forme de mise au monde. Une mise au monde de ce qui ne se dit pas, de ce qui oppresse, désorganise, effraie. Dans ma pratique d’art-thérapeute clinicienne, je rencontre chaque jour des êtres pour qui l’acte de créer devient l’unique espace d’expression possible, là où les mots s’effacent, se dérobent ou blessent. Il ne s’agit pas ici de « faire de l’art », mais de travailler, à travers des formes, des matières, des images, ce qui s’imprime au plus profond de la psyché.

La psychopathologie de l’expression offre un cadre précieux pour appréhender cette dynamique. Elle permet de penser l’œuvre non pas seulement comme un produit esthétique, mais comme le témoin d’un mouvement interne. Un langage singulier, forgé dans l’épreuve, la fragmentation, mais aussi dans l’élan de survie. L’enjeu n’est pas de décoder, de « lire » l’image comme un symptôme, mais de l’accueillir comme une tentative de symbolisation. C’est cette tension entre clinique et création que j’explore dans ce blog.

Psychopathologie de l’expression : l’œuvre comme reflet d’un mouvement interne et tentative de symbolisation

Les apports de la psychopathologie de l’expression à la pratique de l’art-thérapie

Le terme de « psychopathologie de l’expression » est apparu au début du XXe siècle, dans le sillage des travaux de psychiatres et de psychanalystes qui se sont intéressés aux productions graphiques des patients en institution. Ces écrits pionniers – ceux de Prinzhorn, Minkowski, Tellenbach ou encore Volmat – ont ouvert la voie à une compréhension de l’image comme trace du fonctionnement psychique. Ils ont aussi permis de reconnaître la valeur anthropologique et clinique de ce qui, longtemps, fut relégué à l’« art des fous ».

Ce courant théorique postule que les productions expressives – dessin, peinture, modelage, écriture – sont des projections directes, parfois brutes, de processus mentaux profonds. Il ne s’agit donc pas d’interpréter de manière symbolique ou projective une forme, mais d’en repérer les constantes, les ruptures, les rythmes. Le choix des couleurs, la structuration de l’espace, la densité du trait peuvent alors devenir des indicateurs précieux de l’organisation psychique.

En tant qu’art-thérapeute, cela m’aide à penser l’accompagnement non pas comme un simple moment de « créativité libre », mais comme une traversée, une mise en forme de ce qui ne peut s’énoncer autrement. Cela permet aussi d’éviter deux écueils : d’un côté, celui de la sur-interprétation symbolique (trop souvent réductrice), de l’autre, celui du simple « mieux-être » sans ancrage théorique. La psychopathologie de l’expression invite à considérer l’image comme une production signifiante, ancrée dans le fonctionnement du sujet, mais aussi comme un espace potentiel de transformation.

Origines de la psychopathologie de l’expression et reconnaissance clinique des productions graphiques en psychiatrie

Créer un cadre contenant : entre liberté formelle et rigueur clinique

L’un des défis majeurs de l’art-thérapie réside dans le dosage entre liberté et cadre. Permettre au sujet de s’exprimer librement ne signifie pas tout autoriser. Le cadre – matériel, spatial, temporel, symbolique – est essentiel à la sécurité psychique du patient. Il balise, il protège, il rassure. Mais il ne doit pas contraindre. C’est dans ce jeu subtil que l’art-thérapeute inscrit sa posture : offrir un espace suffisamment libre pour favoriser l’émergence, et suffisamment structuré pour contenir ce qui surgit.

Cela suppose une attention constante aux effets transférentiels, à l’économie psychique du sujet, mais aussi aux modalités de création. Pourquoi ce patient revient-il toujours au même motif ? Pourquoi cet autre fuit toute figuration ? Pourquoi cette couleur ? Ce support ? Ce silence ? Autant de signes, non pas à interpréter immédiatement, mais à observer, à accueillir, à accompagner.

Le rôle de l’art-thérapeute n’est pas de corriger, de diriger, mais de soutenir le processus. Ce qui compte, ce n’est pas l’objet final, mais le cheminement. La transformation d’un trait hésitant en geste affirmé, le passage de la dispersion à la composition, l’émergence d’une figure après des mois de chaos plastique : tout cela parle. Tout cela mérite d’être entendu. Non pas en termes esthétiques, mais en termes de subjectivation.

Équilibre entre liberté et cadre en art-thérapie pour assurer sécurité et expression du patient

Art-thérapie et subjectivation : un acte de résistance psychique

Dans les situations de grande souffrance psychique – psychoses, états limites, traumas complexes – le sujet est souvent dépossédé de lui-même. L’identité se fragmente, le corps devient étranger, le langage échoue. L’acte de création, dans ces contextes, n’est pas un simple passe-temps thérapeutique. Il devient un acte de résistance. Une tentative de se réapproprier un espace psychique, de faire trace, de laisser une empreinte qui témoigne d’un « je » encore présent, même de manière vacillante.

Créer, c’est poser une limite. C’est dire : « ceci est à moi », « ceci vient de moi ». Même si cela reste informe, brouillé, douloureux. Même si cela ne sera jamais montré. Le simple fait de produire, dans un espace symboliquement contenant, peut relancer un processus de subjectivation. Parfois, cela passe par le retour d’un rythme, l’inscription d’un contour, l’apparition d’un regard dans un dessin. Rien de spectaculaire, mais tout un monde intérieur qui commence à se réorganiser.

Ce blog est aussi un lieu pour penser cette part invisible du soin. Pour donner une place à ce qui se joue dans la matière, le trait, la couleur. Pour affirmer que l’art-thérapie, quand elle s’appuie sur une compréhension fine des processus psychiques, peut devenir un levier thérapeutique puissant, et pas seulement une activité occupationnelle parmi d’autres.

Sentir, formuler, peindre, évoluer : ces verbes, choisis comme fil conducteur de ce blog, résument à eux seuls les étapes d’un parcours de soin par la création. Sentir d’abord, accueillir l’émotion brute, le chaos. Formuler ensuite, par des gestes, des formes, ce qui se vit à l’intérieur. Peindre, c’est-à-dire oser poser sur un support ce qui n’avait pas encore de nom. Et enfin, évoluer : transformer la souffrance en mouvement, en récit, en possibilité d’être à nouveau au monde.

C’est cette trajectoire que j’accompagne, au quotidien, dans mon cabinet ou en institution. Et c’est cette trajectoire que je souhaite partager, ici, à travers des articles, des analyses, des lectures, des outils cliniques. Pour que l’art-thérapie continue de s’affirmer comme une pratique exigeante, rigoureuse et profondément humaine.

Peindre comme acte de transformation et d’expression de la souffrance en mouvement

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